L’ultra-trail n’est pas un passe-temps banal, quoique sa popularité semble loin d’être en berne. Quelle motivation faut-il pour se lever au milieu de la nuit pour se lancer dans une entreprise dont on ne pourra sortir que totalement détruit, le physique en vrac, et le mental essoré ?
Il semblerait qu’au cœur de cet exercice d’autodestruction se trouve un plaisir rare, un goût unique. Dépassement de soi, disent les initiés.
Pour notre part, levés à 2h30 du matin, notre sentiment d’héroïsme est déjà fort relevé, alors que nous arrivons à Queige, village-départ de l’épreuve. Notre attirail en bandoulière, prêts à capturer la faune nocturne, nous découvrons un lieu étonnamment vide et silencieux moins d’une heure avant l’épreuve.
Un étrange moment d’attente, que je passe en essayant d’apprivoiser l’appareil (il est vrai que j’ai dû suivre une formation accélérée afin d’épauler la photographe en chef lors de ce grand rendez-vous), et le lieu se met soudain à fourmiller. Ceux qui ont dormi sur place sortent de leurs tentes ou de leur van, les voitures affluent, l’air s’emplit de vapeurs de café. Une clameur de fête au village monte, mais sur une musique particulière d’excitation, qui joue de plus en plus fort à l’approche du départ.
Me faisant un chemin au milieu de cette foule électrique, je ne sais plus ou donner des yeux et de l’objectif pour capter ces regards concentrés, ces embrassades, toutes ces mini-scènes en simultané. L’impression d’être dans un film, inconsciemment tourné.
Ça y est, le speaker invite tous les acteurs à se présenter sur la ligne de départ, et nous nous retrouvons face à cette foule bigarrée, frontalement éclairée, prête à avaler sans sourciller ce florilège de kilomètres.
Le signal, comme un formidable lancement de fête, libère une rivière étoilée. Une clameur qui s’estompe en un bruit sourd à travers la nuit.
Pour nous aussi, c’est le début d’un marathon : nous avons trois spots à shooter, dispersés dans le Beaufortain, sur lesquels il faudra nous acheminer, en voiture puis randonnée. (Heureusement nous avons pu trouver un véhicule 4×4 pour les routes forestières).
Les premières lueurs affleurent rêveusement à l’est, et viennent peu à peu réchauffer les couleurs du massif, alors que nous passons à proximité du lac de Roselend, et approchons de la Reine Pierra Menta, et du col escarpé au nom amusant qui lui est accoté : le col à Tutu (2574m), qui fait notre premier objectif.
Au premier parking, déjà l’envie de se rendormir. Même pas l’envie de discuter avec les bénévoles pourtant fort sympathiques.
Juste au dessus lac d’Amour, rassénérante découverte d’un parfait spot pour camper : un petit plateau tout près du ciel, avec les Aravis en face, que je trouve toujours étrangement beaux. L’endroit parfait pour écouter la terre tourner.
Un peu plus haut, avec une bonne vue sur le col du Coin (2398m) où vont arriver les coureurs, nous déplions la bâche et c’est parti pour une première sieste. Le soleil est en retard, et l’on se relève un peu grelottants. Il finit tout de même par arriver, en même temps que la tête de la course, et nous tentons alors d’être les meilleurs photographes d’ultra-trail.
Les visages sont plus ou moins marqués, alors que nous en sommes à un quart de la course. Mais pourquoi s’époumoner, alors que – lacs, ciels, sommets – les paysages ne demandent qu’à être contemplés ? Pourquoi ne pas leur laisser le temps de se révéler plus profondément à l’œil – montagnes qui m’évoquez bien souvent des géants, ou des dragons endormis. Peut-être que c’est justement dans la majesté du décor, que l’ultra-traileur trouve la force d’aller au bout de son épreuve titanesque ; dans une sorte d’état second mêlant souffrance et émerveillement… En tout cas nous sommes aux premières loges pour observer sur les visages les traces de cette haletante bataille intérieure.
Variant points de vue et focales, nous faisons le plein d’images, puis redescendons en direction du lac d’Amour, où les coureurs trouvent une source de rafraîchissement bienvenue. Armé du téléobjectif, adoptant la posture du biathlète en tir debout, j’essaie d’épingler les coureurs en plein vol sur le mont Charvin qui vient se mirer jusqu’ici dans le Beaufortain. Et nous continuons nous aussi notre épreuve d’endurance.
(Que d’énergie demande la photo outdoor ! Le photographe devant gérer ses déplacements, (véhiculé ou à pied), son alimentation, son équipement – la prise de vue (qui comprend elle-même technique, attention à la lumière, au placement…) n’étant que l’aboutissement de tous ces détails d’organisation ! Rajoutez à cela les caprices la météo, les aléas, la pression du timing !…).
Nous faisons à l’inverse le sentier, la piste carrossable, d’où les vaches, piétons peu disciplinés, s’écartent en nous regardant d’un œil interloqué. Puis filons sur l’asphalte du barrage de Roselend, sous un soleil de plus en plus haut, direction l’autre lac, et Le Refuge de la Gittaz, où un ravitaillement complet attend les coureurs. Nous nous y acheminons par une piste où les voitures (dont la notre) soulèvent une abondante poussière.
Sur place, tout le monde est d’accord : il fait chaud. Beaucoup, d’ailleurs, jetteront l’éponge ici. Pour notre part nous plantons un peu ridiculement un parasol de plage afin de nous restaurer à l’ombre et siester cinq minutes, avant de repartir à pied vers le chemin du Curé. Celui-ci, à l’endroit où nous attendons nos mouvants modèles, est taillé dans la roche, formant une sorte assez photogénique de vague ou demi tunnel. Au moins il fait frais dans cette espèce de défilé entre deux montagnes, et nous essayons encore de donner le meilleur pour capturer la cavale des trailers.
Ces derniers, tous sympathiques malgré l’infamie du traitement infligé à leur membres, sont assez encouragés par notre présence pour les photographier, et ont souvent un mot de remerciement. Les randonneurs aussi, parfois, les félicitent et les poussent dans leur effort.
De retour au ravito du refuge de la Gittaz, c’est cette ambiance qui domine, l’impression d’une fête du trail, évènement étonnant qui mêle la joie et les larmes. Comment croire que cette coureuse en plein craquage va au bout de la journée remporter le classement féminin ?
Pour notre part, nous rassemblons nos force avant de répéter une dernière fois le processus, reprenons la voiture et partons côté Hauteluce, et, après une longue piste forestière, et nous être fait sauvagement attaqués par les moustiques au parking, nous entamons la randonnée vers le dernier spot : le pas d’Outray (2181m), non loin du Lac Noir (2193m).
La photographe en a encore sous la pédale, et imprime un bon rythme : c’est tout haletant que je découvre ce coin sauvage et intimiste, une petite montagne enchantée où l’on projette de venir se balader plus tranquillement. D’autant qu’au sommet le point de vue est superbe : le Beaufortain en face, déplié comme une immense toile oubliée.
Le peintre – un romantique – a sûrement été bien inspiré d’alourdir le ciel de nuages, seulement cela va contre nos plans de capturer un mirifique coucher de soleil. Tant pis. Cela rajoute une petite ambiance fin du monde, qui colle tout à fait avec le moment, puisque les coureurs, à ce stade, les mollets occis, les pieds ampoulés pour certains, sont au-delà de la fatigue. « J’en ai plein le c*** », entend-on. La nuit tombe, bientôt la pluie, et il reste encore une bonne montée côté aux coureurs, avant de pouvoir enfin redescendre sur Queige. Je n’ose plus encourager une telle entreprise.
Nous quittons les secouristes (qui ne seront relevés qu’à 3h du matin) et finissons par quelques « nightshots » dans la descente. Nous sommes assis dans les rhododendrons, comme deux égarés, attendant le passage de nos modèles, qui étonnés ou croyant peut-être commencer à délirer, ne manquent pas de nous demander « ce que nous foutons là » !
Il est minuit alors que nous rejoignons, totalement vermoulus mais heureux, notre point de départ. La soupe a des lardons ? « Pas grave », dis la photographe, ce qui en dit long.
Nous assistons encore à l’arrivée de quelques coureurs, dont la deuxième fille. Pas d’explosions de joie et de soulagement, ou de foi religieuse, comme on pourrait s’y attendre, alors qu’ils passent le portail salvateur, et se font prendre en photo sur le podium (bien sûr, tous les finishers sont vainqueurs). Où sont-ils ?
On aurait presque envie d’essayer pour le savoir.
Texte par Charley FAVRE
Leave a reply